Une recherche sur la psychothérapie psychanalytique à distance

Eve Delmas Boursière Meetual 2020

Table des matières

Le 4 janvier dernier 2020, en pleine pandémie, l’administration de Meetual a remis deux bourses d’excellence de 2500$ à deux étudiants au doctorat en psychologie dont le sujet de recherche portait sur la psychothérapie en ligne. Voici un premier témoignage, celui d’Eve Delmas qui étudie à l’UQÀM.

Je m’appelle Eve Delmas, je suis passionnée par la psychanalyse et les défis qu’elle a à relever (et surtout qu’elle permet de relever!) dans notre société hypermoderne. Je mène une recherche doctorale sur la psychothérapie psychanalytique à distance au département de psychologie (Psy.D. et Ph.D) à l’Université du Québec à Montréal. Les lignes qui suivent présentent cette recherche, pour laquelle Meetual m’a attribué une bourse de soutien – qu’ils en soient chaleureusement remerciés!

 

Je suis extrêmement reconnaissante d’être récipiendaire de la bourse d’excellence Meetual pour ma thèse de doctorat sur la télépratique en psychologie, menée à l’Université du Québec à Montréal sous la direction de Sophie Gilbert. Le contexte actuel représente un défi significatif pour la profession, puisque la crise de la COVID-19 a entraîné une massification inédite de la pratique à distance. Il est donc urgent d’accélérer la recherche sur les méthodes et les outils de la pratique psychothérapeutique, en investiguant en particulier les possibilités ouvertes par les technologies de communications, et leurs effets. Ma thèse de doctorat s’y attèle pour ce qui est de l’approche psychanalytique. Elle adopte une approche qualitative pour tenter de comprendre les effets de la pratique à distance sur la relation thérapeutique. Le soutien financier de Meetual, que je remercie de nouveau, me sera très précieux pour mener à bien ce travail.

 

Une situation inédite

Les contraintes de distanciation sociale provoquées par la pandémie de COVID-19 ont entraîné une expansion brutale de l’usage des médiums numériques à tous les champs de notre vie relationnelle : nous travaillons à distance, trinquons avec nos amis à distance, consultons le médecin à distance… La plupart de nos activités ont lieux, depuis mars 2020, par l’intermédiaire de nos écrans. Et il en va de même pour la psychothérapie : au Québec, 91% des psychothérapeutes ont dû soudainement basculer leur pratique à distance, que les clients (et eux-mêmes!) soient à l’aise avec cette modalité ou non.

La télé- ou visio-consultation n’est pas une nouveauté, c’est un objet de discussions en psychologie depuis la fin des années 1990. Quelques initiatives de thérapie entièrement à distance ont bien sûr vu le jour depuis les années 2010, plutôt du côté de l’approche cognitivo-comportementale, comme la plateforme Meetual. Mais jamais a-t-on assisté à une telle massification de la psychothérapie à distance, toutes approches cliniques confondues.

 

Une démarche réflexive déjà amorcée par la profession

 

Ce contexte rend prioritaire une démarche qui se présentait déjà comme une nécessité pour la pratique psychothérapeutique : celle d’une réflexion sur ses méthodes et ses outils devant les possibilités ouvertes par les technologies de communications. Car comme tous les corps de métier dits relationnels, la psychothérapie voit ses modalités traditionnelles (la rencontre individuelle en présentiel, dans un bureau) interrogées par les médiations numériques.

Les réflexions des praticiens sur ce sujet sont d’ailleurs actives depuis l’émergence de ces dispositifs, avec le téléphone d’abord, puis dans les années 1980-1990 avec les premiers essais de thérapie par internet dans les pays anglo-saxons. Depuis 2010, on recense un nombre important de recherches cliniques sur la télé-thérapie aux États-Unis. La France semble quant à elle s’être plongée dans la discussion seulement avec la démocratisation de masse d’internet, après 2010.

Aujourd’hui, l’opportunité de pouvoir desservir des régions éloignées ainsi que la demande grandissante des patients pour des consultations à distance urge les cliniciens de tous les pays à se positionner sur la télé-thérapie, et entraîne, à l’échelle internationale, un besoin institutionnel ( c’est-à-dire des associations professionnelles de cliniciens) de formuler des lignes directrices la concernant. C’est sur ces bases que se positionne mon projet de recherche doctoral, qui portera sur l’expérience de psychothérapie à distance de cliniciens d’orientation psychanalytique et de patients ayant (eu) recours à ce type de dispositif – je reviendrai en conclusion sur les raisons qui m’ont poussée à m’intéresser à l’approche psychanalytique.

 

En présence ou à distance : qu’est-ce que ça change?

 

L’objectif principal de ma recherche est donc de documenter cette expérience du passage à distance, par téléphone ou visioconsultation, chez les cliniciens d’orientation psychanalytique et leurs patients. Je tenterai au bout du compte d’esquisser une réponse à la question suivante : comment la distance, et l’usage d’un médium technologique affecte ou transforme l’expérience de la relation thérapeutique, du côté du clinicien comme du côté du patient ?

Je fais en effet l’hypothèse que cette situation de télé-thérapie peut nous en apprendre davantage sur la nature de la relation avec le thérapeute : ce qui tient à la rencontre en personne, ce qui en est indépendant, ce qui est facilité ou rendu plus difficile par le recours à un outil technologique et la distance physique. En fait, j’aborde la problématique de la télé-thérapie sous l’angle du changement de cadre thérapeutique, en questionnant donc à la fois l’impact du passage à distance (donc absence des corps, du bureau, etc.) et celui de l’usage d’un médium technologique (visio ou téléphone).

 

Racontez-moi votre expérience!

 

Une des particularités importantes de mon projet est que je collecte des récits auprès de cliniciens d’orientation psychanalytique, mais aussi, indépendamment, de patients (analysants). Je demanderai à une vingtaine de personnes au total de me décrire leur expérience, chacun durant un entretien individuel enregistré, bien sûr confidentiel. Je serai très rigoureuse sur ce dernier point, comme l’impose de toute façon le comité éthique de l’UQAM qui a accrédité mon projet : tout ce qui pourrait rendre identifiables les participants (ou des personnes qu’ils ou elles mentionnent) sera coupé ou transformé. Et quoiqu’il en soit, la manière dont je compilerai les résultats dans ma publication finale (ma thèse) ne laisse plus transparaitre l’individualité des participations.

À ce jour, j’ai réalisé environ la moitié des entretiens. Ceux-ci sont menés de façon très libre, autrement dit, bien que j’ai en tête des thèmes que j’aimerais aborder, j’écoute l’interviewé me parler des éléments qui lui viennent à l’esprit, et parfois je l’oriente sur tel ou tel autre aspect ou je lui demande d’approfondir tel ou tel point. À partir des retranscriptions de ces entretiens, je procéderai à ce qu’on appelle une analyse de contenu, c’est-à-dire que je ferai d’abord un relevé systématique de ce qui a été abordé (explicitement mais aussi implicitement!), puis je tenterai d’articuler l’ensemble des points de vue pour proposer une compréhension organisée de l’ensemble. Le tout en collant au maximum à ce qui m’a été relaté, et en vérifiant sans cesse la fidélité de ma compréhension par apport à ce qui m’a été raconté.

 

Qu’est-ce que cette recherche nous apportera?

 

Cette recherche nous en apprendra davantage sur les enjeux liés à la pratique de la psychothérapie par médium numérique interposé, ce qui pourrait bien être un sujet d’actualité longtemps. En effet, bien qu’il soit trop tôt pour en mesurer l’impact, il est probable que cette longue période d’inquiétudes en lien avec la COVID-19 fera faire un bond en avant au télétravail et à la virtualisation de nos relations en général. Un accroissement de l’offre de psychothérapie ou de psychanalyse à distance est à prévoir, et fera certainement l’objet de recherches ultérieures. Ma recherche, également, sera utile sur le plan clinique, puisque les psychothérapeutes et psychanalystes, ayant une compréhension plus fine des enjeux liés à la pratique à distance, pourront ajuster leurs méthodes et outils.

 

En conclusion : pourquoi la psychanalyse?

Je conclurai – certes un peu longuement – en abordant les raisons qui m’ont poussé à me concentrer sur l’approche psychanalytique. Pourquoi en effet aborder cet enjeu de la télépratique du point de vue de la psychanalyse?

D’abord, à cause de l’importance théorique et clinique que cette approche accorde traditionnellement au cadre de la rencontre en personne – plusieurs fois par semaine, au bureau, la plupart du temps suivant un horaire et un tarif invariants… Or pour la psychanalyse, ce cadre ne relève pas de l’arbitraire, puisqu’il établit les conditions de possibilité d’une alliance entre clinicien et patient permettant un travail thérapeutique en profondeur. La co-présence des corps du clinicien et du patient dans un même espace constitue pour beaucoup le socle de cette alliance. À ce compte, donc, c’est bel et bien la possibilité du travail qui est mise au défi par la virtualisation et la distance. Et bien sûr, la confrontation avec les dispositifs technologiques imposée par le contexte contemporain pose des difficultés méthodologiques extrêmes à la psychanalyse et attise bien des débats. Or c’est justement ce qui fait de la situation imposée par la pandémie de COVID-19 un terrain de recherche inédit, où des cliniciens plutôt défavorables à cette technique pour des raisons théoriques et méthodologiques ont été contraints de l’expérimenter.

 

Comprendre et soigner le sujet cybermoderne

 

Il y a aussi une raison plus profonde, et qui renvoie à mes convictions théoriques et cliniques personnelles. Cette raison est, j’en suis désolée, est plus difficile à exprimer simplement. C’est que, selon moi, la psychanalyse est aujourd’hui la mieux placée pour penser le rapport de l’homme contemporain à ses objets technologiques et les souffrances psychiques qui le caractérise. En effet, je crois que ces individus « cybermodernes » que nous sommes ne peuvent plus être pensés (ni soignés) indépendamment de leur rapport aux technologies numériques.

Ces dernières s’intègrent de façon inédite à nos fonctions cognitives, sensorielles et émotionnelles : formes de la sociabilité transformées (flux d’échanges ininterrompu et injonction à la visibilité permanente), dépendances diverses (aux smartphones, aux jeux en ligne, aux réseaux sociaux, etc.)… notre rapport de plus en plus intriqué et précoce avec les supports technologiques entraîne une transformation profonde de notre rapport au temps, à l’espace et aux autres.

 

Télé-thérapie et cybermodernité

 

De mon point de vue, donc, une recherche sur la télépratique ne peut faire l’économie de ce contexte, dans ses dimensions à la fois culturelles et psychopathologiques. Disons-le autrement : l’intégration de objets technologiques au dispositif psychothérapeutique ne peut être aujourd’hui questionnée sans tenir compte de l’impact général des technologies sur la vie des sujets, voire leur construction identitaire. Et cela vaut même pour les plus simples comme le téléphone : un smartphone en 2021 ne remplit plus la même fonction individuelle et sociale qu’un téléphone en 1991, ni que le web 1.0 en 2001.

Il semble donc important de tenir compte de ce contexte pour éviter de passer à côté de ce qui se pose réellement pour les sujets lorsque surgit l’offre de consultation numérique (l’arrimage de ce dispositif au reste de leurs usages et relations numériques). Par exemple, ne faut-il pas s’interroger sur du fait que le cadre thérapeutique fasse écho, par l’usage de la médiation numérique, aux modalités de subjectivation inhérentes à la cybermodernité ? Bonne chose ou mauvaise chose, la réponse ne sera jamais aussi tranchée, mais cette problématique vaut indéniablement la peine d’être explorée. Car si les modalités du rapport à soi-même et à l’autre sont transformées en profondeur par l’immersion du sujet dans les technologies, et que ces mêmes technologies sont utilisées dans le traitement thérapeutique, on peut anticiper, sans pouvoir encore préciser comment, que cela ne sera pas sans effets.

 

Une posture désaliénante

 

Je le répète, selon moi la psychanalyse est même la mieux placée pour aborder ces questions. Elle l’est aussi à mon sens pour comprendre et soulager la souffrance psychique de ce sujet contemporain – mais il m’est impossible ici de détailler davantage. Je me limiterai à énoncer que le dispositif thérapeutique qui fait sa spécificité me semble le garant d’une posture désaliénante, en créant une brèche dans le rapport à la temporalité, au discours et à la visibilité marchandisés instaurés par la cybermodernité. D’où mon intérêt pour ce que devient ce dispositif une fois passé à distance.

 

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