D’abord apprendre à écouter
La licence de psychologie que j’avais suivie était essentiellement expérimentale et théorique, et non clinique. Au début de la maîtrise en psychologie, j’étais donc très curieux d’aborder l’aspect pratique de la psychothérapie. La toute première classe en psychologie clinique m’a définitivement ouvert les yeux (ou les oreilles).
L’inoubliable Professeur Josef Schubert est entré dans la classe muni d’un magnétophone. Sans préambule, après un rapide survol de la classe, il lança : « Qu’est-ce qui amène une personne à la thérapie ? »
« Emménager dans une ville étrangère pour étudier à l’université et ne pas se sentir à sa place ? », répondit un étudiant.
« Que dirait un thérapeute à un tel client ? », répliqua promptement Schubert.
« Demander à l’étudiant comment se déroule son adaptation ? », tenta quelqu’un dans la classe.
Schubert proposa alors un jeu de rôle en invitant les deux étudiants qui s’étaient aventurés à répondre à s’asseoir l’un en face de l’autre devant la classe, l’un pour faire le client et l’autre, le thérapeute.
Schubert enclencha l’enregistrement et laissa les deux étudiants parler pendant environ une minute. Il leur demanda ensuite de garder le silence pour s’adresser à l’ensemble de la classe : « Que s’est-il passé ici ? »
Rétrospectivement, je suis gêné de me rappeler à quel point nos idées étaient vaporeuses sur le ressenti du client, ses désirs, ce dont il avait réellement besoin et à quel point le thérapeute avait été bon ou mauvais, et autres commentaires sur le sujet.
Schubert leva la main pour nous arrêter net et reposer exactement la même question en pointant les deux chaises vides : « Que s’est-il passé ici ? » Nous restâmes silencieux pour la plupart. Certains tentèrent de nouvelles réponses vaporeuses que Schubert interrompit sans tarder. « Qu’ont-ils dit ? » Là encore, il coupa net ceux qui essayèrent de reproduire vaguement le dialogue. « Qu’ont-ils dit, exactement ? » insista le Professeur.
Un début de lumière fit son chemin en nous et le silence prit place. Schubert reconstitua le dialogue mot pour mot, puis nous fit écouter l’enregistrement : il n’avait pas omis un seul mot dans sa reconstitution.
Nous étions fascinés, surpris, effrayés et dans l’expectative.Schubert nous expliqua ensuite que
Ecouter signifie juste cela, écouter, c’est-à-dire prêter attention à tout ce qui est dit.
Il nous instruisit également de l’importance des tons de voix, signaux corporels, pauses et autres signes délicats tous porteurs de sens. Avant de nous renvoyer au prochain cours, Schubert nous rassura : nous avions tout le semestre pour apprendre à écouter.
Nous étions conscients de la charge de travail qui nous attendait sans douter aucunement qu’apprendre à écouter était la première étape incontestable de notre formation.
Une profession innée ou acquise ?
Il y a plusieurs années, une université catholique me proposa de faire partie de l’équipe de superviseurs qui encadraient ses étudiants du Master for Pastoral Counselling. L’objectif était de les outiller pour les défis quotidiens auxquels les paroissiens étaient confrontés. La plupart des étudiants étaient des religieuses ou des volontaires travaillant dans de petits villages ou des régions reculées. Ils représentaient la première ligne de soutien pour la population en besoin d’aide ou de réconfort.
La supervision se déroulait un après-midi entier par semaine toute l’année, avec un groupe de cinq ou six étudiants. Ces derniers devaient enregistrer leurs séances et apporter les cassettes à la supervision.
Je me suis souvent demandé si la pratique de la thérapie m’était innée ou acquise. Tout au long de cette année de supervision, la motivation de ces étudiants à devenir de très bons thérapeutes enrichit ma réflexion sur le sujet.
Au fil du temps, je réalisais que la certitude en la matière était impossible, car les antécédents des étudiants m’étaient inconnus (il est certain que le fait d’être prêt à consacrer sa vie au service des autres rend une personne très spéciale), mais j’ai été étonné de voir comment des personnes sensibles à la douleur des autres, humbles et désireuses d’apprendre ont pu acquérir plusieurs compétences thérapeutiques en quelques mois. Ces étudiants n’étaient pas intéressés par le diplôme en soi. Ils voulaient aider et ils ont utilisé les outils à leur disposition pour améliorer leurs connaissances. Travailler avec ce groupe m’a fait chaud au cœur.
Pratiquer comme un médecin ou comme un dentiste ?
Depuis le début de ma carrière, je me demande si un psychologue doit avoir compris et réglé ses problèmes personnels pour bien faire son métier. Mon opinion sur le sujet fluctue.
J’ai recours à une analogie imparfaite, mais utile à la réflexion. Si mon médecin de famille tombe malade, je souhaite qu’il se rétablisse promptement pour continuer à nous soigner. En revanche, si mon dentiste sourit en dévoilant une dentition malsaine pourtant facile à soigner pour un dentiste, je changerais probablement de professionnel.
L’analogie n’est pas infaillible, car les problèmes de santé de mon médecin pourraient également être imputables à sa négligence. Idem pour mon dentiste qui peut être négligent avec sa propre bouche et demeurer un excellent praticien pour sa clientèle. L’analogie sert toutefois mon questionnement sur la santé d’un psychologue.
Je suis arrivé maintes fois à la conclusion qu’il n’était pas nécessaire pour un psychologue d’avoir résolu ses propres problèmes pour être en mesure d’aider ses patients. Plus souvent encore, j’ai pensé le contraire.
On ne devient pas psychologue par magie. Généralement, notre passé nous amène à étudier la psychologie pour comprendre, aider les autres et nous aider nous-mêmes. Je crois par conséquent que de nombreux psychologues ont une compréhension personnelle de la douleur et des problèmes difficiles.
Depuis une dizaine d’années, je me range davantage du côté « dentiste » de mon analogie, c’est-à-dire que les psychologues peuvent avoir souffert de beaucoup de choses, mais que ces choses doivent être résolues de manière satisfaisante (c’est-à-dire qu’il reste probablement des cicatrices).
Je crois qu’une personne qui a suivi une thérapie réussie devrait se sentir vivante, être capable de grandir, de profiter de la vie, de créer, de poser des questions et de ne pas éviter la douleur. Je pense également que cette dernière affirmation devrait s’appliquer à tout le monde, aux patients comme aux thérapeutes.